Dossier Suppléance

Dossier sur la Juridiction de suppléance

par l’Abbé Hervé Mercury

 

La juridiction de suppléance est le pouvoir, revendiqué par les prêtres de la Fraternité Saint-Pie X et des communautés qui lui sont annexées, pour exercer licitement leur sacerdoce malgré une absence de statut canonique. Cela signifie que le ministère de ces prêtres est un ministère d’Eglise qui sanctifie réellement les fidèles s’adressant à eux.

Quatre articles de l’abbé Mercury vous permettent de mieux comprendre ce qu’est la juridiction de suppléance :

Mission épiscopale et licéité des Sacrements dans la Tradition

Une perspective dogmatique pour une résistance éclairée aux réformes.

Dans deux articles sur le Nouvel Ordo (à paraître prochainement), nous avons montré que les rites de la Messe, promulgués en 1969 par le Pape Paul VI, contiennent de graves ambiguïtés. Peu importe la manière de célébrer ou d’y assister : les textes équivoques ont une double signification et sont susceptibles d’une interprétation hétérodoxe.

Il semble donc tout à fait licite de résister et de choisir de conserver le rite précédent, dit « traditionnel » ou « de Saint Pie V ». Mais la désobéissance aux ordres de l’autorité légitime rebute naturellement le fidèle catholique. Est-il permis de s’opposer aux directives de la hiérarchie sans se couper de l’Eglise elle-même ? La question a maintes fois été abordée et résolue de diverses manières.

Du côté des partisans à la résistance, l’aspect moral a été généralement retenu et les solutions proposées ont été surtout d’ordre pratique. Mais les arguments dogmatiques présentés par leurs contradicteurs ont rarement été pris en compte (si ce n’est par les « sédé-vacantistes » qui pensent que le Siège de Pierre est actuellement vacant).

C’est donc sur le plan dogmatique que nous voudrions considérer la possibilité d’opter pour la résistance, car un certain nombre de principes est contraire à une telle possibilité.

La Mission du Christ ici-bas.

Avec la célébration de la Messe, et plus généralement l’administration des sacrements, nous nous trouvons dans un domaine strictement surnaturel. La grâce divine dont ces rites sont, tous, les véhicules ou les canaux se répand selon des règles bien définies, établies par Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même.

En effet, le Verbe Divin a été envoyé sur la terre pour réaliser la Mission de sanctifier les hommes. Dans sa conversation avec Nicodème, il expose clairement le but de sa venue : « Dieu a envoyé son Fils dans le monde pour sauver le monde par lui » (Jean 317).

Ce but suppose une étroite relation d’obéissance au Père. Dans sa nature humaine, Jésus-Christ est totalement soumis et dépendant : il ne fait rien en dehors de ce qui lui a été commandé. Il ne dit pas ce qu’il veut : son message est celui du Père. « Celui qui m’a envoyé est véridique, et ce que j’ai appris de lui, je le dis dans le monde » (Jean 826) ; et aussi, « ma doctrine n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé » (Jean 716).

Cependant, le Christ reconnaît lui-même que sa mission est circonscrite au Peuple choisi : « je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » (Mat. 1524). Il sera donné à d’autres, aux Apôtres et à leurs successeurs, d’accomplir pleinement les exigences du Mandat divin.

Transmission de la Mission du Christ à l’épiscopat.

Du Christ, la Mission sera transmise aux disciples. Ce transfert se fait peu à peu, au cours des années publiques. Les trois premiers évangélistes nous rapportent le fait (Mat. 935 – 111 ; Marc 66-13 ; Luc 91-6). Ces textes mériteraient un long commentaire ; nous nous contenterons ici de rappeler l’événement selon les écrits évangéliques : « Il appela les douze et commença à les envoyer deux par deux » (Marc 67) ; et aussi : « voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (Mat. 1016).

A la veille de son immolation sur la croix, Jésus se réfère à cet envoi primitif : « comme vous m’avez envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde » (Jean 1718). Cette insistance nous prouve que la première mission des Apôtres n’est pas un fait isolé et accidentel, mais qu’elle s’intègre dans le plan divin de Rédemption du monde.

Après la Résurrection, il devient plus explicite : « comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jean 2021). Le Collège apostolique, et après lui l’épiscopat tout entier, est envoyé à son tour pour opérer la sanctification des âmes.

Cette tâche dépasse évidemment les seules forces de la nature humaine. Un pouvoir spécifique, d’origine et d’essence surnaturelles, est absolument requis pour réaliser l’objet de la Mission – la sanctification des âmes – car il doit y avoir une proportion entre l’effet à atteindre et la cause qui contribue à le produire.

C’est pourquoi, dès leur première mission, Jésus communique ce pouvoir à ceux qu’il a choisis : « ayant appelé ses douze disciples, il leur donna puissance sur les esprits impurs pour les chasser et pour guérir toute langueur et toute infirmité » (Mat. 101). Il leur apprend déjà qu’ils auront à lutter « contre les principautés et les puissances, contre les dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice des régions célestes » (Eph. 612).

Avant son retour vers le Père, il leur transmet son pouvoir en plénitude : « tout pouvoir m’a été donné au Ciel et sur la terre. Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit, et leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé. Et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles » (Mat. 2818-20).

De ces quelques mots, nous pouvons déduire que Jésus-Christ attribue au Collège apostolique tout entier sa Mission (« allez »). Il leur confère aussi les pouvoirs de l’accomplir : pouvoir de juridiction (enseigner et gouverner) et pouvoir d’ordre (administrer les sacrements). Enfin il les assure de son assistance permanente dans l’exercice de ces pouvoirs (« je suis avec vous… »).

Ainsi toute action surnaturelle découle nécessairement de ceux-là seuls qui possèdent le pouvoir plénier de les accomplir, à savoir les évêques.

Mission Divine et Souverain Pontificat.

Encore faut-il ajouter, pour être exact, que les évêques ne jouissent pas de l’autorité suprême, placée uniquement entre les mains du Successeur de Pierre. La Collégialité, entendue comme un mode oligarchique de gouverner, est contraire à la structure ecclésiale conçue par le Christ.

L’Eglise est une société monarchique : elle est gouvernée par un seul et, s’il est vrai que les évêques, une fois nommés, sont souverains en droit dans leur diocèse, il n’en reste pas moins que la désignation sur leur siège épiscopal est un acte de l’Autorité souveraine.

Nul ne peut se dispenser de cette reconnaissance effective, car nul ne peut se dire, et encore moins agir, hors de la sphère d’action du pouvoir pontifical.

Précisons encore les rapports d’autorité entretenus entre le Souverain Pontife et les autres évêques. Dans son très remarquable ouvrage « le Droit public de l’Eglise », le jésuite Matthieu Liberatore écrit :

« Il est très vrai que l’autorité gouvernementale de l’Eglise est aussi aux mains des évêques ; mais l’autorité suprême et plénière réside dans le pape seul. Cela suffit pour constituer une monarchie pure et simple. La forme du gouvernement, en effet, se détermine par le sujet dépositaire non pas d’une autorité quelconque, mais de l’autorité suprême… La monarchie de l’Eglise est d’un caractère tout spécial.

« Elle est non pas identique, mais analogue aux monarchies politiques. Dans ces dernières, il ne saurait y avoir de véritables princes subalternes, sans que le pouvoir du souverain soit par là même limité, sans que le dépositaire de l’autorité suprême et plénière soit, par conséquent, modifié.

« Il n’en est pas de même au sein de l’Eglise. Quoique chez elle les évêques ne soient pas simplement des ministres du pape, mais de véritables princes spirituels de leurs diocèses qu’ils administrent comme leur bien, ils n’en sont pas moins entièrement soumis au pape, et ne limitent, en aucune façon, son pouvoir suprême, même quand ils sont réunis en concile général. »

Mission de l’Eglise et licéité des sacrements.

Il n’y a donc rien à faire : il est impossible, dans l’Eglise, d’envisager une quelconque action d’ordre surnaturel sans être, d’une manière ou d’une autre, relié à l’autorité légitime.

On nous répondra peut-être que l’important n’est pas d’être autorisé à poser ces actes, mais d’avoir la capacité de les poser. Puisque le prêtre en a le pouvoir en vertu de son ordination, il administre validement le sacrement. Quant à la permission, il la prend !…

Mais les choses ne sont pas aussi simples. Dans sa Somme Théologique, Saint Thomas d’Aquin écrit : « par le fait que quelqu’un est suspendu ou excommunié ou dégradé par l’Eglise, il ne perd pas le pouvoir de conférer le sacrement (validité), mais la permission d’user de ce pouvoir (licéité).

« C’est pourquoi il confère vraiment le sacrement, mais il pèche en le conférant. De même celui qui reçoit de lui le sacrement : car il ne reçoit pas la grâce du sacrement à moins d’être excusé par l’ignorance » (IIIa pars, q. 64, a. 8 et 9).

Par ces lignes, nous constatons combien la relation du ministre aux autorités de l’Eglise est importante, y compris dans l’administration des sacrements. En effet, si leur confection est liée au pouvoir personnel de l’ordination, leur action sanctificatrice dépend de la relation du ministre à l’Autorité.

Les prêtres et les évêques « de la Tradition » connaissent bien cette difficulté puisque évêques en poste et Souverain Pontife leur refusent la juridiction ordinaire, c’est-à-dire le lien qui unit habituellement à la Hiérarchie. Pour pouvoir continuer leur action, il leur faut donc se référer à un lien accordé dans des circonstances exceptionnelles, celui de la juridiction extraordinaire ou juridiction de suppléance.

Nous examinerons la légitimité d’un tel recours et le mode de fonctionnement de ce pouvoir réel de juridiction dans l’article qui suit.

Légitimité d'un recours à la juridiction de suppléance.

L’Eglise, société parfaite dans l’ordre surnaturel.

L’homme est un être social. Il n’est pas fait pour vivre seul. L’Ecriture déclare : « malheur à celui qui est seul » (Eccl. IV10).

C’est un fait d’expérience : les hommes se regroupent entre eux pour s’aider mutuellement. Ils cherchent les moyens d’assurer leur subsistance d’une manière autonome. Ils garantissent leurs droits par la Justice et obligent au respect des lois par la Police. Ils s’organisent pour défendre leurs terres contre toute incursion étrangère.

En bref, ils forment peu à peu une société qui se suffit à elle-même, une société parfaite, la société civile. Celle-ci est nécessaire, elle est même indispensable à l’homme pour bien vivre.

Cependant elle est limitée à l’ordre naturel, elle ne tend qu’aux intérêts temporels ; et l’homme ne peut s’en contenter, parce que Dieu lui a révélé une fin supérieure à atteindre qui tient compte de son âme : la vie surnaturelle à conserver et à développer.

Pour cela, il a créé une société indépendante du pouvoir civil : l’Eglise. Dans son ordre qui est surnaturel, elle possède tous les moyens de réaliser le but pour lequel elle a été fondée : sanctifier les âmes. Jésus-Christ, son fondateur, a transmis, aux autorités qu’il a constituées à cet effet, tous les pouvoirs nécessaires pour remplir cette Mission.

Par l’enseignement de la doctrine et l’administration des sacrements, l’Eglise communique donc à ses membres la vie divine et l’entretient en eux. Elle a ses lois communes, contenues dans le Droit Canon, elle a ses juges, ses tribunaux et ses sanctions. Enfin, sa Mission est aussi de combattre toutes les doctrines perverses pour préserver ses enfants de leurs influences néfastes et défendre avec intrépidité les droits inaliénables de Jésus-Christ.

L’Eglise possède donc tous les caractères d’une société parfaite.

Le Droit Divin, fondement de la juridiction de suppléance.

Mais, à la différence de la société civile, ce n’est pas dans la nature qu’elle trouve les principes de son existence et de son fonctionnement : c’est dans la Révélation de Dieu. C’est pourquoi les lois fondamentales de l’Eglise constituent ce qu’on appelle « le Droit Divin ».

Immuable, il a été fixé par Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même. On le trouve exposé principalement dans le Nouveau Testament et dans la Tradition.

Il est interprété par l’autorité légitime qui l’expose dans les lois qu’elle promulgue. Celles-ci obligent en conscience tous les membres de l’Eglise. Elles peuvent être modifiées, dans le respect toutefois du Droit divin.

Ce dernier englobe toutes les prescriptions canoniques, mais ne se réduit pas totalement en elles. Il est très important de comprendre qu’il n’y a pas totale correspondance entre le Droit Divin et le Droit canonique, car cette distinction est le fondement de la juridiction de suppléance.

Le Droit canonique est l’ensemble des règles qui servent à l’exercice habituel, commun et quotidien de l’autorité dans l’Eglise. C’est pourquoi il n’envisage qu’occasionnellement les exceptions. Cela s’explique aisément.

Dieu veut sauver tous les hommes et met à leur disposition les moyens propres à assurer leur salut. Mais, dans certains cas, les lois habituelles qui gouvernent l’Eglise sont un obstacle à la sanctification des fidèles. L’Eglise le sait et prévoit en conséquence certaines exceptions au respect de sa législation. La juridiction de suppléance en est une illustration.

Les cas d’exceptions prévus par le Code de Droit Canonique.

Ainsi aucune absolution n’est habituellement valide si le prêtre n’a pas le pouvoir ordinaire de recevoir les confessions.

Cependant le canon 144 § 1 du code de 1983 (can. 209 de l’ancien code de 1917) déclare : « dans l’erreur commune de fait ou de droit ainsi que dans le cas de doute positif et probable de droit ou de fait, l’Eglise supplée, au for externe et au for interne, le pouvoir exécutif de gouvernement » et le canon 976 du même code (can. 882 de l’ancien) mentionne : « tout prêtre bien qu’il lui manque la faculté de recevoir les confessions, absout validement et licitement, de toute censure et péché, n’importe quel pénitent placé en péril de mort, même si un prêtre approuvé est présent. »

De même, le consentement matrimonial n’est validement contracté que devant un prêtre autorisé. Mais le canon 1116 (can. 1097 de l’ancien) dispense les fiancés de la forme canonique s’ils sont convaincus de ne pouvoir s’adresser dans l’intervalle d’un mois à un prêtre ayant juridiction.

Nous voyons donc, dans deux cas distincts, que l’Eglise lève les obligations qu’elle impose habituellement à ses enfants pour que leur soient conférés, dans des circonstances exceptionnelles, la grâce divine. Ces mesures extraordinaires expriment le souci constant d’assurer leur sanctification aux âmes qui sont dans un besoin urgent et légitime. L’Eglise ne veut rien négliger pour le salut de ses fidèles, selon sa Mission, reçue du Christ, de répandre la vie divine sur terre. Elle accorde au ministre qui doit répondre au besoin du fidèle, la juridiction qui lui manque : l’Eglise supplée, « Ecclesia supplet ».

Le recours à la juridiction de suppléance est-il légitime ?

Mais la situation actuelle des « traditionalistes » entre-t-elle dans le cadre de cette suppléance ? Le code ne présente pas, à l’évidence, tous les cas d’exception possibles. Et nous ne croyons pas qu’il faille se limiter strictement au seul péril de mort, évoqué par le code.

Une crise grave, comme l’Eglise en a déjà traversée à l’époque arienne ou pendant la période révolutionnaire, peut placer subjectivement les fidèles dans une situation d’extrême nécessité surnaturelle, analogue à un péril de mort. N’en est-il pas ainsi, en effet, quand ils nous affirment qu’ils ne trouvent pas, auprès de la hiérarchie constituée, les moyens de se sanctifier ?

La faim des biens spirituels est évidemment un cas d’urgente nécessité. Or les fidèles viennent nous réclamer le pain de la vie éternelle, ils nous supplient de les nourrir de la doctrine authentique et de leur donner la grâce par les sacrements, administrés comme autrefois. Ils nous disent qu’ailleurs on les leur refuse, que ce qu’on leur propose comme nourriture est insuffisant ou indigeste.

Si l’on considère le nouveau rite de la Messe, comme nous l’avons fait dans nos articles précédents (à para®tre), nous pouvons dire que ce jugement est objectivement fondé. Cela ne suffit-il pas pour voir, dans la situation présente, un cas d’exception ? et cela ne permet-il pas de recourir à la juridiction qui donne alors les pouvoirs nécessaires au rassasiement de ceux qui ont faim et soif de la Justice ?

Dans son Evangile, le Christ dit : « si l’un de vous demande du pain à son père, celui-ci lui donnera-t-il une pierre ? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent au lieu du poisson ? Ou, s’il lui demande un oeuf, lui donnera-t-il un scorpion ? Si donc vous, qui êtes méchants, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans le ciel donnera-t-il l’Esprit bon à ceux qui le lui demandent ! » (Luc XI9-13).

Après avoir lu ces paroles, qui de nous aurait l’audace de renvoyer ces fidèles à ceux qui ne leur ont proposé, disent-ils, que des pierres ou des scorpions ? Nous-mêmes, nous avons, en son temps, cherché des évêques acceptant de nous transmettre l’idéal de sainteté sacerdotale, tel qu’il a été vécu dans les siècles passés. Qui nous jettera la pierre de n’en avoir point trouvé ailleurs qu’en dehors des limites imposées par le Droit canonique ? Et qui, du Souverain Pontife ou des évêques, osera dire qu’il n’y a pas nécessité en ces cas et que la juridiction de suppléance n’est pas accordée ?

Un état de nécessité limité aux demandes reçues.

Nous voulons bien croire qu’en certains endroits, la hiérarchie a le souci des âmes et leur donne tout ce dont elles ont besoin. Il n’est pas question de vouloir établir un état de nécessité absolu, valable en tout lieu.

Le code de Droit canonique est formel : la juridiction de suppléance est accordée d’une manière ponctuelle, elle répond à un besoin personnel, individuel et circonstancié du fidèle. Elle ne dépasse pas ce cadre précis. Elle n’est pas accordée dans un domaine plus large.

Comme nous le verrons dans les articles suivants Eclaircissements sur l’expression « Ecclesia supplet » et Les limites d’action du pouvoir de suppléance, chacun s’ouvre d’un besoin personnel et le prêtre ou l’évêque obtient alors les grâces pour en juger et y répondre convenablement. Ce dont ce prêtre ou cet évêque est juge a nécessairement les limites de la juridiction qui supplée.

C’est pourquoi, dans l’Eglise, le rôle d’une autorité de suppléance ne sera jamais que de « sauver les meubles ». Elle ne peut prétendre sauver l’Eglise.

Eclaircissements sur l'expression : Ecclesia supplet.

  Dans les articles précédents, nous avons vu que l’Eglise a pour mission essentielle de dispenser la vie divine aux âmes. Or si elle a le pouvoir, et aussi le devoir, de régler habituellement cette action, elle n’ignore pas non plus que l’œuvre divine dépasse le cadre canonique qu’elle fixe à ses enfants. Les lois divines de la grâce ne sont pas totalement enfermées dans les codifications canoniques et les prescriptions ecclésiastiques.

     C’est ce qui explique qu’il est possible, quoique très difficile, de se sauver hors des structures visibles de l’Eglise. Par exemple, l’infidèle ou l’hérétique de bonne foi, peut cependant, sans appartenir au corps de l’Eglise, sans être inscrit sur ses registres, adhérer, par une action mystérieuse et exceptionnelle de l’Esprit Saint, à l’âme de l’Eglise, et donc assurer son salut éternel. C’est ce qui explique aussi que le gouvernement ecclésial soit souple : il sait répondre aux besoins urgents des fidèles en conservant, par delà ses propres déterminations, les dispositions de Dieu lui-même sur les hommes.

     La juridiction de suppléance manifeste combien l’Eglise veut le salut des âmes et, dans la mesure du possible, elle ôte du chemin de ses fils et filles tout grave inconvénient susceptible d’empêcher leur marche vers le Ciel.

     Ainsi lorsqu’un pénitent est en danger de mort, le prêtre, même frappé de censures ou schismatique, reçoit la juridiction qui lui manque et absout validement et licitement, en toute légitimité, le moribond. Suivant l’adage : « Ecclesia supplet », l’Eglise supplée.

La « tête invisible » de l’Eglise suppléerait à l’absence de juridiction.

     Cependant, que signifie cette expression : « Ecclesia supplet » ? Et qui est représenté par le terme « Ecclesia » ?

     Certains ont émis l’hypothèse que ce serait la tête invisible de l’Eglise : Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même. Alors la juridiction serait accordée directement du Ciel au ministre devant répondre à un fidèle placé dans l’état d’urgente nécessité spirituelle.

     L’article de Saint Thomas d’Aquin qui traite, dans la Somme théologique, de la juridiction à l’article de la mort, sert de fondement à cette affirmation. Dans le Supplément, à la question 8, article 6, le saint Docteur écrit : « quand l’article de la nécessité presse, on n’est pas empêché par l’ordination de l’Eglise du pouvoir d’absoudre, dès là qu’on a les clefs », c’est-à-dire que le ministre a reçu validement le sacrement de l’ordre.

     De ce texte certains en concluent, soit que le seul pouvoir d’ordre permet dans ces circonstances de répondre à la demande des fidèles, soit que la juridiction est donnée par Dieu en raison de ce même pouvoir d’ordre.

     Mais il est difficile d’adhérer à une telle supposition qui renverse tout l’ordre hiérarchique fondé par le Christ. Se satisfaire d’une telle explication, ce serait ouvrir la porte au désordre.

Dangers de cette conception.

     Chacun ne se sentirait-t-il pas capable de déclarer le « cas de nécessité » quand bon lui semblerait et d’estimer en conséquence exercer en toute légitimité ses pouvoirs ?

     Les charismatiques pourraient trouver ici un nouveau fondement théologique au libre exercice de leurs charismes et les protestants justifieraient à bon compte la révolte luthérienne ou calviniste.

     L’Eglise n’est pas un être idéal, encore moins une espèce d’entité éthérée, capable de fournir un pouvoir surnaturel à une personne déterminée. En matière de juridiction, comme nous l’avons vu dans le premier article sur la Mission épiscopale et la licéité des Sacrements dans la Tradition, tout a été remis par Jésus lui-même entre les mains de la hiérarchie épiscopale, et plus encore du Souverain Pontife. Ce dernier est vicaire du Christ. Tout acte d’Eglise passe nécessairement par lui, car lui seul, dans sa personne concrète, a reçu sur l’univers la plénitude du pouvoir des clefs.

Distinction éclairante de Billuart sur le texte de St Thomas d’Aquin.

     L’article de la Somme ci-dessus cité ne dit pas autre chose. Dans le commentaire qu’il en fait, Billuart (1685-1757), Dominicain renommé pour ses travaux théologiques, montre que le Docteur Angélique a admirablement maintenu, dans le cas de l’administration d’un sacrement dans l’urgente nécessité, le principe du lien nécessaire à l’autorité religieuse supérieure.

     Comme nous l’avons expliqué dans les deux articles précédents, il se réfère à la Loi divine selon laquelle Dieu veut sauver tous les hommes. Dans ce cadre, il est vrai de dire que la suppléance est un privilège donné automatiquement par Jésus-Christ afin d’assurer le salut de ceux qui sont en grand danger de se perdre : « la nécessité n’a pas de loi… Par cette raison, le saint Docteur indique que cette juridiction est accordée à tous les prêtres par le Droit divin. »

     Mais l’auteur ajoute une précision de grande conséquence : « dans sa réponse à la première objection, saint Thomas d’Aquin indique qu’elle lui est accordée par le droit ecclésiastique quand il dit qu’elle est accordée à chaque prêtre, parce que l’Eglise accepte que chaque prêtre puisse absoudre à l’article de la mort. » En d’autres termes, c’est l’Eglise en sa tête visible qui applique le principe général de droit divin à chaque cas concret qui se présente.

     C’est ce que signifie précisément la référence au « droit ecclésiastique ». Le droit ecclésiastique ou canonique a sanctionné la loi divine, parce que la juridiction accordée au prêtre administrant un moribond n’échappe pas à la structure ecclésiale ordinaire. Elle en est cependant une exception, car elle est donnée, en raison de circonstances particulières, d’une manière automatique.

     On dit enfin qu’elle est accordée par l’Eglise sans préciser davantage l’autorité qui délègue, parce que cette délégation provient d’autorités supérieures qui peuvent varier en fonction des personnes, des lieux et des temps. Il faut mentionner au moins le Souverain Pontife actuel et, peut-être même, les évêques diocésains.

     Billuart conclut donc avec justesse : « c’est pourquoi il semble qu’il faille dire qu’elle est accordée en partie par le droit divin, en partie par le droit ecclésiastique, en ce sens que le Christ a institué que la juridiction est accordée à tous à l’article de la mort, mais en y participant par l’Eglise : par conséquent, on peut dire qu’elle est, sous un certain rapport, ordinaire (c’est-à-dire propre au prêtre absolvant le moribond qui le demande) et, sous un autre rapport, déléguée (c’est-à-dire reçue de l’autorité supérieure qui a la juridiction). » Ainsi est préservée la relation essentielle que tout ministre doit entretenir dans l’Eglise au moins avec le chef suprême.

La juridiction de suppléance peut-elle être refusée par l’Autorité ?

     En faisant dépendre la juridiction de suppléance de l’Autorité ecclésiastique, nous prenons évidemment le risque que cette même Autorité nous la refuse. Car il est dans l’attribution propre de celui qui possède le pouvoir de le communiquer ou de le refuser à qui il veut.

     C’est ainsi, par exemple, qu’une excommunication (quelle soit juste ou injuste peu importe) a pour principal effet canonique de priver de toute juridiction ordinaire. Cette conséquence suit nécessairement la sanction et on ne voit pas très bien comment il serait possible de juger la sentence, une fois portée, sans remettre en cause l’Autorité elle-même.

     La question se pose maintenant de savoir s’il en est de même de la juridiction de suppléance. Peut-elle être refusée par l’Autorité légitime au prêtre ou à l’évêque qui en a besoin pour répondre à l’attente des fidèles ?

     Billuart s’était déjà posé la question : « si tu en déduis : donc la juridiction peut être ôtée par le Souverain Pontife, je réponds qu’elle peut l’être si on considère son seul pouvoir, mais non si on considère aussi son infaillibilité et l’assistance du Saint Esprit ; en effet, ce serait une erreur intolérable et pernicieuse si cette juridiction à l’article de la mort était ôtée au préjudice des âmes. Par conséquent, il peut l’ôter dans le sens divis (si on sépare le sujet ayant autorité de l’infaillibilité et de l’assistance du Saint Esprit), non dans le sens composé, quand on associe l’infaillibilité et l’assistance du Saint Esprit au pouvoir. »

     Ces lignes si denses méritent un commentaire. La réponse du théologien est un principe de foi. La juridiction n’est pas une simple puissance naturelle sur autrui, mais un pouvoir surnaturel. Celui-ci suppose nécessairement l’infaillibilité dans l’enseignement et l’assistance du Saint-Esprit dans le gouvernement, parce qu’à ce pouvoir correspond l’obéissance du fidèle par laquelle il se sanctifie et assure son salut. Il n’est pas dans l’ordre normal qu’on ait à se demander si oui ou non l’autorité est assistée dans son exercice. Dans le principe, elle l’est obligatoirement.

     Billuart met bien en relief que cette assistance intervient pour empêcher que, d’une manière concrète, dans un cas déterminé, ici celui de la nécessité en péril de mort, un droit divin, accordé à tous par Jésus-Christ, soit abusivement refusé. Le Saint-Esprit assiste l’autorité pour éviter toute décision tyrannique, opposée à l’obligation pour chacun de prendre les moyens indispensables à son salut.

     La théologie nous permet donc d’asseoir notre position sur des raisons solides. Le seul point qui pourrait être discuté concerne l’appréciation de l’état de nécessité. L’étude des limites dans lesquelles nous place la juridiction de suppléance nous permettra prochainement de donner encore quelques précisions sur ce sujet.

Les limites d'action du pouvoir de suppléance.

Après avoir apporté quelques éclaircissements sur l’expression : « Ecclesia supplet », il nous reste à préciser les limites imposées par la juridiction de suppléance à notre action surnaturelle. Ces éclaircissements nous permettront de mieux caractériser l’état de nécessité qui légitime notre intervention. Ainsi nous finirons de montrer que, dans le cadre posé, nos actes sont licites, qu’ils sont productifs de la grâce divine dans les âmes.

Nous avons déjà vu que la juridiction de suppléance est un lien ponctuel établi en raison d’une certaine urgence pour répondre aux besoins surnaturels d’une âme. Un des évêques consacrés par Mgr Lefebvre, Mgr Tissier de Mallerais, a écrit très justement : « c’est dans la mesure et pour le cas précis où le fidèle demande au prêtre son ministère sacerdotal : les sacrements, la doctrine, que le prêtre a juridiction, cas par cas. »

Cette première caractéristique rend à présent nécessaire l’étude attentive des rapports entre besoin du fidèle et réponse sacerdotale.

Besoin des fidèles et réponse sacerdotale.

Le besoin des fidèles est essentiellement surnaturel. Le plus souvent, il s’exprime dans la demande des sacrements.

Le « Combat de la Tradition », comme il est convenu de l’appeler, s’est naturellement axé, dans les premières années, sur la défense des sacrements, en particulier de la Sainte Messe. Puis, lorsque les groupes ont commencé à se développer et que l’apostolat s’est organisé, certains ont voulu se substituer au prêtre dans l’œuvre de la formation doctrinale. Ils prétextaient l’absence chez le prêtre de la juridiction et prétendaient être légitimement délégués pour pallier le nouveau manque.

Il est facile de comprendre l’impossibilité d’admettre une pareille théorie. L’enseignement est le mode premier de la propagation et du développement de la foi. A ce titre, avant même l’administration des sacrements, il est l’acte juridique par excellence de l’autorité ecclésiastique.

La demande des sacrements de la part des fidèles ne manifeste qu’imparfaitement le besoin réel de leurs âmes. Dans l’ordre de la vie surnaturelle, elle représente même la dernière nécessité de la vie individuelle du chrétien. Il revient éminemment au pouvoir sacerdotal de déterminer dans la demande ce dont chacun a véritablement besoin.

Cette distinction entre demande et besoin réel est capitale, car les fidèles n’ont pas toujours clairement conscience de ce qui leur convient. Il n’est pas évident, par exemple, que la réponse sacerdotale au besoin sacramentel d’un fidèle doive toujours être l’administration du sacrement. Parfois un refus s’impose, soit parce que la demande est exagérée, soit qu’une instruction préalable s’avère indispensable, soit encore pour d’autres raisons tirées de la sage appréhension des desseins divins.

Par-delà la demande formulée, il est donc nécessaire d’examiner attentivement le besoin exprimé afin d’y répondre de la manière convenable et favoriser ainsi la progression surnaturelle des âmes vers la sainteté. Les grâces d’état, liées à la juridiction extraordinaire, permettent d’agir en ce sens, particulièrement en éclairant l’autorité sur la nature précise et la légitimité du besoin auquel elle répond. Les fidèles expriment des besoins spirituels concrets. La réponse sacerdotale doit être du même ordre.

Le rôle du prêtre consiste à appliquer les principes à chaque cas particulier. Il lui revient en propre d’établir cette relation entre les arguments spéculatifs de la théologie et le quotidien de la vie dans lequel baignent les fidèles. La juridiction de suppléance donne le secours divin qui éclaire et aide à être, malgré les insuffisances, les carences et les faiblesses personnelles, des instruments de la sanctification des âmes. Elle élève au surnaturel l’action sacerdotale, mais elle se plie aussi aux manières de faire très imparfaites. Elle ne confère ni impeccabilité, ni infaillibilité, mais elle donne la capacité de réaliser, malgré les défauts humains, la Mission de Jésus-Christ.

Impossibilité de réaliser pleinement la Mission de l’Eglise.

Cette Mission ne peut pas cependant être pleinement réalisée. Le pouvoir de suppléance a une action très restreinte et on ne saurait trop insister sur son caractère éphémère.

Cette affirmation peut surprendre, en particulier dans les communautés aux effectifs importants. Il semble alors que concrètement l’apostolat ne diffère pas de celui d’un curé de paroisse, parce qu’il est continu. Les fidèles ne cessent d’affluer et ce flux permanent donne l’impression d’exercer d’une manière extraordinaire un pouvoir ordinaire.

Mais le pouvoir des « prêtres de la Tradition » n’est pas ordinaire : il est donné tacitement par l’autorité légitime de l’Eglise dans le cas extraordinaire d’urgente nécessité pour être exercé de manière supplétive, et non subsidiaire. Il faut donc veiller, dans la conception de l’autorité, à ne pas glisser de l’exercice ordinaire d’un pouvoir extraordinaire à l’exercice extraordinaire d’un pouvoir ordinaire. Il n’y a pas là seulement un exercice de style ou une subtilité théologique, mais une précision dont les conséquences pratiques sont de taille.

Conséquences pour l’apostolat.

1 – Notions générales.

L’apostolat est l’activité propre de la Sainte Eglise Catholique : par cette action se réalise sa Mission, la sanctification des âmes. Nous devons cependant distinguer à ce sujet deux manières d’agir.

La première est celle qui s’accomplit d’autorité, en vertu d’un pouvoir propre. C’est celle des membres de la hiérarchie. Le Souverain Pontife a comme domaine le monde entier. Les évêques, reconnus par lui, ont également une puissance souveraine, limitée cependant à leur diocèse. Ils agissent par mandat spécial de Dieu dont ils sont les représentants sur cette terre.

L’action sanctificatrice leur incombe en raison de leur charge, car ils ont reçu en partage le pouvoir de Jésus-Christ qu’ils délèguent aux prêtres comme à leurs ministres subordonnés. Ce pouvoir s’étend sur tous les hommes sans distinction. En matière spirituelle, les évêques possèdent le droit absolu de régir, chacun dans son diocèse, toutes les âmes qui s’y trouvent ; et, par le baptême, chacun contracte la stricte obligation de leur obéir.

Il ne faudrait pas penser que ce pouvoir spirituel est purement théorique, parce qu’il n’a pas les moyens de se faire respecter. Au contraire, il est, d’une certaine manière, plus contraignant que le pouvoir civil, car les avertissements qu’il lance ou les peines qu’il inflige s’adressent à la conscience et engagent la vie éternelle et le salut.

C’est Notre Seigneur lui-même qui le dit : « celui qui vous écoute, m’écoute ; celui qui vous méprise, me méprise. Et celui qui me méprise, méprise celui qui m’a envoyé » (Luc X16). Comme nous l’avons déjà indiqué, ce pouvoir qui découle d’un droit inaliénable est qualifié de juridique. Il engendre un lien très étroit entre le pasteur, seul habilité à paître un troupeau, et ses brebis.

La seconde manière de faire de l’apostolat est celle qui s’accomplit par influence. Dans les discussions avec le prochain, par le talent de chacun à persuader autrui, surtout par la prière et le sacrifice, les catholiques fidèles amènent sans aucun doute des personnes à s’interroger sur leur destinée, à examiner leur vie et finalement à se convertir en recourant à un prêtre, seul capable de donner le secours divin.

Dans cette phase préparatoire, parfois si importante, voire indispensable, accomplie par les laïcs, aucun lien juridique n’est évidemment créé, parce que les fidèles ne possèdent pas d’autorité propre en la matière. Leur action est seulement morale. Pourtant, elle est souvent très efficace parce que, accomplie sous une direction sacerdotale, elle participe à la réalisation de la Mission de l’Eglise.

2 – L’apostolat dans le cadre de la juridiction de suppléance.

Cette distinction préliminaire permet de préciser les limites de l’action apostolique dans le cadre de la juridiction de suppléance. Nous avons vu que, dans le besoin qu’il exprime, l’initiative reste au fidèle. Il n’est donc pas possible d’envisager la mise en place d’un authentique apostolat qui proviendrait de la volonté de l’autorité à accomplir pleinement les termes de la Mission.

La juridiction de suppléance est un pouvoir accordé au cas par cas. Elle établit une relation d’individu à individu, celle de tel fidèle réclamant à tel prêtre ce dont il a surnaturellement besoin.

Cette restriction, imposée par la définition même de la juridiction de suppléance, pose évidemment une grave difficulté sur le plan social. Car le pouvoir des prêtres de la Tradition qui concerne les personnes individuellement prises ne peut pas s’étendre aux personnes morales, comme une communauté par exemple.

Concrètement, cela signifie que la juridiction ne s’exerce pas sur l’ensemble des fidèles comme sur un tout dont le prêtre serait le principe surnaturel unificateur en vertu de son statut et de sa fonction.

3 – Apostolat non hiérarchique.

Sur le plan social, l’action sacerdotale ne peut pas être juridique, parce qu’elle n’émane pas de la puissance de l’Eglise ; elle est seulement morale, liée au rayonnement des talents propres et des vertus personnelles. Cette conséquence, tirée de la nature de la juridiction suppléée, manifeste la fragilité du lien qui unit le « prêtre de la Tradition » aux fidèles qui se sont confiés à lui.

Dans le cadre du pouvoir de suppléance, nul ne possède l’autorité légitime suffisante pour réclamer de ceux-ci une obéissance juridique qui découlerait d’un statut et d’une fonction.

Mais alors, est-il possible d’envisager un apostolat en dehors des personnes qui en font la demande ? Il est clair que la réponse est négative si on entend par là une action accomplie en vertu d’un pouvoir canoniquement reçu. Ainsi, une fois l’an, selon les prescriptions canoniques, le curé frappe à la porte de chacun des foyers de sa paroisse. Il agit alors avec un mandat officiel de l’Eglise.

Il ne peut en être de la même manière pour les prêtres qui agissent en vertu d’une juridiction suppléée, car celle-ci est uniquement accordée dans les limites d’une réponse à un besoin surnaturel légitime, insatisfait à cause d’une grave carence des autorités en place. Dans ce cas, la puissance sacerdotale ne s’exerce pas directement sur les individus puisque le prêtre ou l’évêque ne peut pas prétendre former un échelon de la hiérarchie. C’est ce que signifie finalement la nécessité d’une demande préalable.

La conséquence est que l’esprit communautaire se développera au rythme de l’acquisition des vertus morales ou de l’approfondissement de la foi et de la charité dans chaque âme. Dans ce travail, l’action du Saint-Esprit est primordiale et le rôle sacerdotal se réduit à y disposer les cœurs.

Le pouvoir de suppléance : un « S.A.M.U. » au service de l’Eglise.

Le pouvoir de suppléance n’a aucun caractère de continuité, à l’inverse de celui qui est exercé dans la structure ecclésiale habituelle. C’est pourquoi il est impossible qu’il parvienne à remplacer adéquatement le vide créé par les multiples défaillances de la hiérarchie. C’est une tentation à laquelle il faut se garder de succomber, de mettre progressivement en place des structures stables qui tendraient à se substituer à celles de l’Eglise Catholique et Romaine, comme sont les tribunaux ecclésiastiques.

L’action des autorités de suppléance est dictée par la charité, et non plus par la justice, pour donner à chacun le pain de la Doctrine et des Sacrements qui lui est nécessaire. Elle est comparable à celle du « S.A.M.U. » Le prêtre ou l’évêque intervient là où les fidèles le demandent, il dispense sur place les premiers soins, assure éventuellement un certain suivi pour les directions spirituelles ou les vocations religieuses et sacerdotales ; mais il n’a pas la capacité surnaturelle de faire davantage, parce que la juridiction lui est donnée au cas par cas pour répondre au besoin concret des fidèles.

L’état de nécessité ne peut donc pas être décrété a priori, « urbi et orbi », comme s’il était valable en tous les points du globe. Il ne vaut que dans le cadre restreint des appels à l’aide des fidèles de Jésus-Christ.

Cette question de la juridiction de suppléance est au cœur de l’action de la Fraternité Saint-Pie X. Elle suppose d’être correctement posée si on veut résoudre convenablement les difficultés qui peuvent survenir.

Le départ difficile de deux confrères à Bordeaux au cours de l’année 2004 et la création de l’Institut du Bon Pasteur ont mis ce point en évidence. L’abbé de la Rocque a essayé de rendre compte de la « crise bordelaise » dans son article : l’affaire de Bordeaux, les enjeux d’une crise. Seule la troisième partie de cette étude – « quelle place pour la Fraternité Saint-Pie X ? » – intéresse notre sujet. Il y est affirmé que les supérieurs de la Fraternité Saint-Pie X ont une juridiction ordinaire !…

L’abbé Aulagnier, proche collaborateur de Mgr Lefebvre pendant 20 ans, témoigne que « l’évêque rebelle » n’a jamais tenu de tels propos : témoignage de l’abbé Aulagnier.

L’abbé Mercury répond également aux arguments de l’abbé de la Rocque par une brève étude théologique sur le fondement d’une autorité légitime dans la Fraternité.

L’abbé de la Rocque se défend, l’abbé Mercury lui réplique : vous trouverez ces textes en cliquant sur le lien suivant controverse.

Finalement, l’abbé Mercury propose un commentaire sur un texte éclairant de Billuart sur la juridiction à l’article de la mort.

Deux documents complémentaires :

Pour aller plus loin…

Vous pouvez commander la thèse de doctorat en théologie systématique de l’abbé Hervé Mercury : la suppléance dans l’Eglise, la suppléance de l’Eglise – A la source d’une ecclésiologie de l’exception