Légitimité d’un recours
à la juridiction de suppléance
par M. l’Abbé Hervé Mercury
L’Eglise, société parfaite dans l’ordre surnaturel.
L’homme est un être social. Il n’est pas fait pour vivre seul. L’Ecriture déclare : « malheur à celui qui est seul » (Eccl. 410).
C’est un fait d’expérience : les hommes se regroupent entre eux pour s’aider mutuellement. Ils cherchent les moyens d’assurer leur subsistance d’une manière autonome. Ils garantissent leurs droits par la Justice et obligent au respect des lois par la Police. Ils s’organisent pour défendre leurs terres contre toute incursion étrangère. En bref, ils forment peu à peu une société qui se suffit à elle-même, une société parfaite, la société civile. Celle-ci est nécessaire, elle est même indispensable à l’homme pour bien vivre.
Cependant elle est limitée à l’ordre naturel, elle ne tend qu’aux intérêts temporels ; et l’homme ne peut s’en contenter, parce que Dieu lui a révélé une fin supérieure à atteindre qui tient compte de son âme : la vie surnaturelle à conserver et à développer.
Pour cela, il a créé une société indépendante du pouvoir civil : l’Eglise. Dans son ordre qui est surnaturel, elle possède tous les moyens de réaliser le but pour lequel elle a été fondée : sanctifier les âmes. Jésus-Christ, son fondateur, a transmis, aux autorités qu’il a constituées à cet effet, tous les pouvoirs nécessaires pour remplir cette Mission.
Par l’enseignement de la doctrine et l’administration des sacrements, l’Eglise communique donc à ses membres la vie divine et l’entretient en eux. Elle a ses lois communes, contenues dans le Droit Canon, elle a ses juges, ses tribunaux et ses sanctions. Enfin, sa Mission est aussi de combattre toutes les doctrines perverses pour préserver ses enfants de leurs influences néfastes et défendre avec intrépidité les droits inaliénables de Jésus-Christ.
L’Eglise possède donc tous les caractères d’une société parfaite.
Le Droit Divin, fondement de la juridiction de suppléance.
Mais, à la différence de la société civile, ce n’est pas dans la nature qu’elle trouve les principes de son existence et de son fonctionnement : c’est dans la Révélation de Dieu. C’est pourquoi les lois fondamentales de l’Eglise constituent ce qu’on appelle « le Droit Divin ».
Immuable, il a été fixé par Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même. On le trouve exposé principalement dans le Nouveau Testament et dans la Tradition.
Il est interprété par l’autorité légitime qui l’expose dans les lois qu’elle promulgue. Celles-ci obligent en conscience tous les membres de l’Eglise. Elles peuvent être modifiées, dans le respect toutefois du Droit divin.
Ce dernier englobe toutes les prescriptions canoniques, mais ne se réduit pas totalement en elles. Il est très important de comprendre qu’il n’y a pas totale correspondance entre le Droit Divin et le Droit canonique, car cette distinction est le fondement de la juridiction de suppléance.
Le Droit canonique est l’ensemble des règles qui servent à l’exercice habituel, commun et quotidien de l’autorité dans l’Eglise. C’est pourquoi il n’envisage qu’occasionnellement les exceptions. Cela s’explique aisément.
Dieu veut sauver tous les hommes et met à leur disposition les moyens propres à assurer leur salut. Mais, dans certains cas, les lois habituelles qui gouvernent l’Eglise sont un obstacle à la sanctification des fidèles. L’Eglise le sait et prévoit en conséquence certaines exceptions au respect de sa législation. La juridiction de suppléance en est une illustration.
Les cas d’exceptions prévus par le Code de Droit Canonique.
Ainsi aucune absolution n’est habituellement valide si le prêtre n’a pas le pouvoir ordinaire de recevoir les confessions.
Cependant le canon 144 § 1 du code de 1983 (can. 209 de l’ancien code de 1917) déclare : « dans l’erreur commune de fait ou de droit ainsi que dans le cas de doute positif et probable de droit ou de fait, l’Eglise supplée, au for externe et au for interne, le pouvoir exécutif de gouvernement » et le canon 976 du même code (can. 882 de l’ancien) mentionne : « tout prêtre, bien qu’il lui manque la faculté de recevoir les confessions, absout validement et licitement, de toute censure et péché, n’importe quel pénitent placé en péril de mort, même si un prêtre approuvé est présent. »
De même, le consentement matrimonial n’est validement contracté que devant un prêtre autorisé. Mais le canon 1116 (can. 1097 de l’ancien) dispense les fiancés de la forme canonique s’ils sont convaincus de ne pouvoir s’adresser dans l’intervalle d’un mois à un prêtre ayant juridiction.
Nous voyons donc, dans deux cas distincts, que l’Eglise lève les obligations qu’elle impose habituellement à ses enfants pour que leur soient conférés, dans des circonstances exceptionnelles, la grâce divine. Ces mesures extraordinaires expriment le souci constant d’assurer leur sanctification aux âmes qui sont dans un besoin urgent et légitime. L’Eglise ne veut rien négliger pour le salut de ses fidèles, selon sa Mission, reçue du Christ, de répandre la vie divine sur terre. Elle accorde au ministre qui doit répondre au besoin du fidèle, la juridiction qui lui manque : l’Eglise supplée, « Ecclesia supplet ».
Le recours à la juridiction de suppléance est-il légitime ?
Mais la situation actuelle des « traditionalistes » entre-t-elle dans le cadre de cette suppléance ? Le code ne présente pas, à l’évidence, tous les cas d’exception possibles. Et nous ne croyons pas qu’il faille se limiter strictement au seul péril de mort, évoqué par le code.
Une crise grave, comme l’Eglise en a déjà traversée à l’époque arienne ou pendant la période révolutionnaire, peut placer subjectivement les fidèles dans une situation d’extrême nécessité surnaturelle, analogue à un péril de mort. N’en est-il pas ainsi, en effet, quand ils nous affirment qu’ils ne trouvent pas, auprès de la hiérarchie constituée, les moyens de se sanctifier ?
La faim des biens spirituels est évidemment un cas d’urgente nécessité. Or les fidèles viennent nous réclamer le pain de la vie éternelle, ils nous supplient de les nourrir de la doctrine authentique et de leur donner la grâce par les sacrements, administrés comme autrefois. Ils nous disent qu’ailleurs on les leur refuse, que ce qu’on leur propose comme nourriture est insuffisant ou indigeste.
Si l’on considère le nouveau rite de la Messe, comme vous pouvez le lire ici, nous pouvons dire que ce jugement est objectivement fondé. Cela ne suffit-il pas pour voir, dans la situation présente, un cas d’exception ? et cela ne permet-il pas de recourir à la juridiction qui donne alors les pouvoirs nécessaires au rassasiement de ceux qui ont faim et soif de la Justice ?
Dans son Evangile, le Christ dit : « si l’un de vous demande du pain à son père, celui-ci lui donnera-t-il une pierre ? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent au lieu du poisson ? Ou, s’il lui demande un oeuf, lui donnera-t-il un scorpion ? Si donc vous, qui êtes méchants, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans le ciel donnera-t-il l’Esprit bon à ceux qui le lui demandent ! » (Luc 119-13).
Après avoir lu ces paroles, qui de nous aurait l’audace de renvoyer ces fidèles à ceux qui ne leur ont proposé, disent-ils, que des pierres ou des scorpions ? Nous-mêmes, nous avons, en son temps, cherché des évêques acceptant de nous transmettre l’idéal de sainteté sacerdotale, tel qu’il a été vécu dans les siècles passés. Qui nous jettera la pierre de n’en avoir point trouvé ailleurs qu’en dehors des limites imposées par le Droit canonique ? Et qui, du Souverain Pontife ou des évêques, osera dire qu’il n’y a pas nécessité en ces cas et que la juridiction de suppléance n’est pas accordée ?
Un état de nécessité limité aux demandes reçues.
Nous voulons bien croire qu’en certains endroits, la hiérarchie a le souci des âmes et leur donne tout ce dont elles ont besoin. Il n’est pas question de vouloir établir un état de nécessité absolu, valable en tout lieu.
Le code de Droit canonique est formel : la juridiction de suppléance est accordée d’une manière ponctuelle, elle répond à un besoin personnel, individuel et circonstancié du fidèle. Elle ne dépasse pas ce cadre précis. Elle n’est pas accordée dans un domaine plus large.
Comme nous le verrons dans les articles suivants Eclaircissements sur l’expression « Ecclesia supplet » et Les limites d’action du pouvoir de suppléance, chacun s’ouvre d’un besoin personnel et le prêtre ou l’évêque obtient alors les grâces pour en juger et y répondre convenablement. Ce dont ce prêtre ou cet évêque est juge a nécessairement les limites de la juridiction qui supplée.
C’est pourquoi, dans l’Eglise, le rôle d’une autorité de suppléance ne sera jamais que de « sauver les meubles ». Elle ne peut prétendre sauver l’Eglise.
- Article suivant : Eclaircissements sur l’expression : « Ecclesia supplet ».
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- Mission épiscopale et licéité des sacrements dans la Tradition.
- Les limites d’action du pouvoir de suppléance.
Articles complémentaires :
-
- Lettre de Mgr Lefebvre à ses prêtres sur la juridiction de suppléance (1987).
- L’obéissance est-elle encore une vertu ?
- L’affaire de Bordeaux, les enjeux d’une crise : « quelle place pour la Fraternité Saint-Pie X ? »
- Témoignage de l’abbé Aulagnier.
- Fondement d’une autorité légitime dans la Fraternité.
- Controverse.
- La juridiction à l’article de la mort